Entre deux trains je suis allé voir coup sur coup une exposition sur Enki Bilal et une sur Filippo Lippi. Ça faisait longtemps que j'avais envie de dessiner du Bilal, et puis Lippi a eu une vie palpitante (je vous renvoie à la biographie très romancée de Sophie Chauveau). Et puis il faut être honnête, c'était plus simple de raconter la vie de Lippi "à la Bilal" que l'inverse. Je serai curieux de voir comment Lippi s'y serait prit pour peindre la guerre de Yougoslavie...
La suite... ultérieurement parce que ça m'a pris beaucoup plus de temps que prévu (plusieurs heures par case quand même) et que mes vacances se terminent (sans hypocrisie : ouf).
Quelque part en France, en attendant l’échéance (certains n’éprouvent ni fierté, ni honte et cætera).
Quelque part en France, dans une maison suspendue à un cœur qui bat de plus en plus lentement, au milieu de la nuit une lumière vacille. Un arbre pendu par le milieu du tronc tourne doucement sur lui-même dans une ambiance vaguement psychédélique. Sans commentaire, sans musique et sans reproche. 2h37 du matin, quand Arte s’auto-caricature.
Quelque part dans le monde, en attendant le messie – ou était-ce en attendant Godot ? - un jeune homme pend un arbre. En attendant le messie vers 2h37 du matin, un autre contemple perplexe ce vestige des jardins suspendus de Babylone.
Elle saisit la pochette, caresse la couverture, sourit à la jeune fille, délicatement sort le disque et l'insert dans le lecteur.
D'abord quelques notes de basses, qui doucement, comme à tâtons, commencent à se faire entendre. Puis très vite la guitare entre en scène, insolente, sauvage, accompagnée du pas lourd et distinct de la grosse caisse.
Comme si la musique faisant semblant de demander la permission d'entrer avant de défoncer toutes les issues et d'envahir la place.
Une voix grave et forte vient scander les premières paroles. On sent l'urgence. La musique prend un goût de sueur et de café noir.
I wish I though you were dead, So I stop losing you, That awful constant dread, That always comes through,
L'escalade se poursuit, la batterie sonne la charge dans un rythme chamanique, le chant se fait plus pressant, les paroles plus agressives, violentes, la guitare s'esclaffe, et soudain pousse un cri désespéré, se tait. Seule la basse continue de résonner, lentement. Un violon gémit doucement. Le chant reprend. Cette fois les mots ne sont presque pas chantés. Ils sont récités, murmurés avec force, susurrés tristement.
Forgive me 'cause I love you, Please forget me so I can forget you, Please forgive me 'cause I wanna forget you,
Les derniers mots sont prononcés si doucement qu'on les entend à peine. Elle se lève, regarde par la fenêtre pendant que la chanson s'éteint sur le même riff de basse doux et sombre qui avait démarré le morceau. La chanson s'excuse de partir comme elle s'était excusée d'entrer. Elle se dit qu'on est souvent plus désolés de partir que d'entrer. N'empêche, on part quand même. Dehors quelques piétons se hâtent de rentrer chez eux. Un chien renifle une poubelle, s'allonge un instant, repart. Un taxi impatient fait retentir son klaxon. Elle hausse les épaules et ferme la fenêtre.
En douceur, sans tâche mais pas sans éclaboussures.
Puisqu'on revient de tout, puisqu'on revient de loin, soyons légers, soyons graves, soyons sérieux et soyons fous. Ce sera dur parfois mais ce ne sera pas sans moi.
Alors buvons, trinquons tout de même.
Au passé. Au présent. A l'avenir.
Buvons à la mémoire et à l'espoir, au souvenir, aux rires, à l'ennui - pourquoi pas. A ceux qui sont partis. A ceux qui restent aussi.
Quoi de mieux donc qu'une hymne inappropriée (tant pis) à la boisson-reine ?
Le texte qui suit est extrait du livre Je pensais que mon père était Dieu (tout un programme) de Paul Auster, mais son auteur est un illustre inconnu du nom de Dede Ryan.
Martini zeste
Il n’y a pas de meilleur martini dans l’Etat de Washington que celui qu’on sert au bar du vieil hôtel Roosevelt, à Seattle. Une petite gorgée de ce solvant torride est à la fois aussi froide qu’une pluie d’hiver et aussi sèche que le désert lui-même. Une petite gorgée, c’est la collision de votre passé et votre avenir en un instant cristallisé qui est maintenant.
Avant tout, le martini est froid. Pas simplement froid. D’un froid sibérien. Hypothermique. Aucun glaçon en évidence, mais la glace imprègne chaque ineffable gorgée. Comment une substance aussi froide peut-elle communiquer tant de chaleur ? Telle est l’ironie, la magie, le mystère qui définit le martini.
Le verre est important. Et ça, ce barman ne s’y trompe pas. Rien ne bat la forme classique en entonnoir. Il faut pouvoir incliner son verre et faire entrer doucement son palais par la petite profondeur, non pas l’enfoncer d’un coup dans le gouffre de la fosse à plonger. Le riche arôme du vermouth doit suggérer sa présence et non vous noyer par un excès oppressant de vermouthude.
La forme, oui. Mais aussi la taille. Et ce dispensateur de libations ne s’y trompe pas non plus. Grand. Il déclare bravement : Oui, je suis un martini. Pas un mélange de vin et d’eau gazeuse. Pas un bloody mary. Pas un daïquiri. Un aventurier, un grimpeur, un bon vivant. A la moitié du deuxième double, je me sens capable d’être plus Bond que Bond. Je me surprends à exiger du barman qu’il secoue mon breuvage au lieu de le remuer.
Une partie du charme du verre en forme de V est l’accueil parfait qu’il réserve à l’olive, la garniture de choix. La douce inclinaison des bords constitue un toboggan idéal. La voilà. Voluptueuse, au fond du pendule, penchée d’un côté puis de l’autre selon qu’on lève le verre. Une jambe de piment exposée, une seule qui se balance dans le liquide.
Après qu’on a ôtée l’épée de plastique enfoncée dans la verdeur caoutchouteuse de son costume salé et ferme sous la dent, l’olive imbibée de vodka arrive à destination.
Ambroisie.
Les martinis ne sont pas des bavards. Une conversation lubrifiée par un martini est chargée de sens, embellie par un catalyseur qui diminue les inhibitions tout en renforçant le sens de l’ironie et du pathos. Les martinis sont subtils. Introspectifs. Réflexifs.
C’est Mahler, le crépuscule et le côté sombre du jazz. Les yeux plongés profondément dans les yeux d’un seul être, qui écoute. A la fois spirituel, physique, rituel et unique. Vous êtes un et personne et tous. A une gorgée de distance de la compréhension et de la transformation. Acteur, rebelle, rêveur.
Alors que les martinis sont sélectifs et méditatifs, la bière est verbeuse et non corrigée. Micro-brassée pour un maxi-volume de discussions, accompagnée de grands gestes et d’exagérations débridées. La bière est tapageuse, pleine de blagues et de vaudeville. Juristes, vendeurs, enthousiastes du sport.
La bière, c’est Bartök. Tympanum, action sauvage, crescendos dramatiques. La bière, c’est pour les foules et ceux qui racontent des histoires drôles interminables avec des chutes prévisibles et de gros rires gras. C’est énorme et tonitruant. Hors-bord.
Les martinis sont philosophiques. Réfléchis. Tournés avec ironie. Mimes. Sourires de connivence. Voiliers. Toute la simple complexité de la vie à la surface de la vodka et du vermouth. On devient. On vit. On est.
Drainé. Et propre. Et brillant. Les martinis sont d’une honnêteté brutale. Pas de colorant. Pas d’agent de sapidité. Aucun additif. Pas de faux col. Pas de mousse. Pas meilleur que le moins bon des ingrédients. Un vermouth de bas étage définit la vodka. Une vodka d’occasion définit le vermouth. Vous êtes ce que vous fréquentez.
Un bon martini rehausse l’instant que vous êtes en train de vivre. La bière exagère ce que vous étiez autrefois.
Vous pouvez boire un martini seul, mais vous n’êtes jamais seul quand vous en buvez un. L’essence des gens, des générations et des pays qui vous ont précédé est distillée dans chaque petite goulée. Remuez bien, avec mélancolie, un piano jouant du blues et un saxophone doux-amer, et vous avez à la main une boisson à laquelle personne n’a encore goûtée, que plus personne ne goûtera, et que tout le monde à goûtée depuis le commencement des temps.
Les martinis sont liés aux lieux et aux gens. Que vous traversiez le nord des Etats-Unis d’une côte à l’autre ou que vous fassiez le tour du monde, où que vous trouviez une bouteille de gin ou de vodka et du vermouth sec, vous trouverez un bar qui proclame que ses martinis sont les meilleurs de la ville ou de l’Etat ou du pays ou du monde.
Tous disent vrai.
Votre expérience. Votre plaisir. Votre mémoire est inextricablement reliée, non seulement au contact sur votre palais de ce liquide infiniment satisfaisant, mais aussi, pour toujours, aux riches histoires des peuples et des pays où cette boisson est née, a vécu et a respiré.
Dans un martini à la vodka, vous inhalez en même temps la douleur du paysan russe et le remords stoïque d’un tsar russe. Vous êtes unis dans votre humanité, dans vos triomphes, dans vos défaites, dans votre foi en cet élixir transparent, dans votre désir d’être libres, prospères et aimés.
Partager un martini, c’est une invitation à explorer l’intimité de l’île glacée que vous êtes seul à habiter. Chaque goulée fait fondre l’iceberg jusqu’à ce que, peu à peu, par degrés imperceptibles, un revêtement glaciaire s’en aille en eau et libère le voluptueux paradis tropical qu’il recouvrait.
Aussitôt, vous avez conscience de votre profonde solitude et de votre indéniable correction. Vous sentez courir dans vos veines la vie de chacun des buveurs de martini qui vous ont précédés. Ensemble, vous êtes nés, vous vivez, vieillissez et mourez. En cours de route, vous gagnez et perdez la famille, les amis et l’amour qui rendent la vie supportable et insupportable.
Si vous avez soif de connaissance, ne cherchez pas plus loin que le fond de votre verre. Remuez vos rêves avec douceur, vos pensées et votre imagination vous emmèneront au-delà de vos souhaits et espoirs les plus chers.
Un bon martini, c’est la culmination de toutes les décisions de votre vie. Une épiphanie explose lorsque vous découvrez que ce qui parait nouveau et révolutionnaire sur le moment résidait en réalité au fond de vous depuis toujours, latent, en attente du martini parfait.