Dimanche, réveil amer. L’impression d’avoir perdu mon temps, encore. Il est tôt, pourtant. J'ai l’impression de perdre mon temps en continu. J’essaye de lire mais je n’arrive pas à me concentrer, je renonce vite. Alors je mets de la musique et je contemple le plafond et mes humeurs. L’un et l’autre s’assombrissent quand je finis par retomber dans le sommeil, mal. Un rêve me réveille, obsédant, dérangeant, insupportable. Je me force à l’imprimer. Je me lève et tente de le retranscrire maladroitement.
Il faut que je sorte. Un vieux jean troué, de bonnes chaussures, un sac en bandoulière avec mon appareil photo, une lampe de poche : je veux retourner voir la petite ceinture. Une ancienne voie ferrée qui faisait le tour de Paris, désaffectée depuis le début du siècle dernier mais dont des tronçons entiers de plusieurs kilomètres sont encore accessibles. Dans les quartiers riches on l’a assainie, on a tout enlevé ou alors on en a fait des parcs aseptisés. Mais partout ailleurs c’est un lieu sauvage, accessible seulement à ceux qui en connaissent les entrées. Les rails sont envahis de végétation, les anciennes gares couvertes de graffitis et fréquentées par quelques clochards ou des humanités à la marge. J’aimais bien m’y balader il y a deux ans. C’est un autre Paris à l’intérieur du grand, une artère malade et poétique, cachée et ignorée de tous. La petite ceinture c'est une provocation, comme un dessin obscène au milieu d’une carte postale.
Je pars à pied malgré la pluie qui tombe à sauts. La population devient plus métissée et plus vivante au fur et à mesure que je m’éloigne des quartiers proprets du centre. Il y a beaucoup de monde dehors qui brave la pluie, avec ou sans parapluie, seuls, en couple ou en famille. Je tombe par hasard sur un endroit où j’étais déjà passé deux ans plus tôt, en émergeant hagard de la vieille voie désaffectée. Il y a toujours un choc qui accompagne le retour brutal à la civilisation après plusieurs heures d'errance dans ce lieu linéaire mais hors du temps. Je me rappelle qu’il y avait des enfants qui jouaient au basket dans le coin. Maintenant il n’y a qu’un chien qui se promène tout seul, sous l’œil las de son maître resté à l’abri dans une cabine téléphonique. Je retrouve la petite ceinture, mais pas à l’endroit prévu sur la carte que j’ai regardée avant de partir. Pour entrer il faudrait jouer les acrobates, ce qui ne me dit rien tout de suite. Je cherche une autre entrée, normalement dans un parc pas très loin. Je m’efforce de longer la voie ferré au jugé. Je passe de parc en parc, m’éloignant de plus en plus, sans trouver d’entrée.
A force je me retrouve près du Père Lachaise. J’avais d’abord pensé m’y rendre ce matin, mais il est fermé le dimanche. Pas aujourd’hui. Je réalise que c’est le jour de la Toussaint. J’hésite un peu. Finalement je me décide, je rentre. Au Père Lachaise aussi il m’était arrivé de me balader il y a deux ans. Tout est identique, mais tout a changé. Je ne vois plus les choses de la même manière, je ne cherche plus rien de ce que je venais y trouver. J’ai lu il n’y pas très longtemps que les cimetières étaient essentiellement des lieux faits pour les vivants. Je réalise aujourd’hui à quel point c’est vrai. Les familles et les proches endeuillés, les promeneurs, les enfants, les touristes, même, tous ceux que je considérais comme des parasites gâchant la solennité du lieu, ce sont eux les vrais habitants. Ce sont eux, aujourd’hui, qui m’intéressent. Le cimetière, majestueux, sauvage, faussement organisé, vivant en somme, c’est un décor somptueux et poétique dans lequel ces humains promènent leur vie. Je passe indifférent devant les tombes de personnages illustres, qu’on reconnaît facilement parce que des groupes de Japonais s’y arrêtent pour les arroser de flashs.
Les tombes anonymes en lutte contre la nature me sont beaucoup plus fascinantes. Les arbres plantent leurs racines, dérangent la terre et bataillent en silence avec la pierre pour le même droit à l’existence. Ces guerres lentes et solennelles aussi ont leurs Verdun : des morceaux de dalles éclatées, bégayant les noms de ceux qui jadis occupaient une place sous leur poids, s’étalent autour de souches mortes. Elles pourrissent après avoir payé cher le prix de leur victoire contre ces illusoires efforts de mémoire marbrés. Plus subtil est le lierre qui entoure les statues érigées pour célébrer tel ou tel général, mort pour la France, pour la Gloire, ou sans doute pour rien. Le cheval qui les porte semble être tombé étouffé par cette étreinte de vert implacable.
Il pleut toujours et mon parapluie a depuis longtemps succombé aux assauts du vent. L’eau dégouline de mes cheveux sur mon visage et s’incruste dans mes vêtements. Alors peu importe, vraiment, qu’il y ait quelques gouttes salées parmi toute cette pluie qui me détrempe posément. J’évite les grandes artères, je cherche les endroits les plus nus de ce cimetière hors du commun. Sur un petit chemin plein de végétation, je croise un homme de 28 ou 29 ans. Nos regards se croisent, nos mélancolies se comprennent un instant. Alors un signe de tête. Presque rien. Un signe que nous appartenons tout deux à ces gens qui se promènent dans les cimetières le dimanche. Comme ça, pour le plaisir du lieu. Pour son calme, pour l’apaisement qu’il procure, pour le chagrin qu’il extirpe, le baume qu’il applique sur les plaies encore fraîches, le vide qu’il impose au cerveau et la sérénité qu’on retrouve en promenant sa vie dans ses artères folles.
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###) - (
###) - Debout sur le zinc,
Des larmes sur ma manche et
Comme s'il en pleuvait.
[Tout se passe comme s'il en pleuvait / Des bleus à l'âme comme jamais / Tout se passe comme si l'on s'aimait / Sans que ne s'arrange jamais / Les non-dits les deuils et les pleurs / Le tout nimbé dans du silence / Dans lequel tu t'enfermes à outrance]