Il pleut des cordes sur le soleil derrière chez moi. Tout le monde est consterné. Personne ne comprend, personne n’apprécie. Les gens rampent pour éviter la pluie. Ou alors ils se recouvrent la tête d’un sac plastique. Quand ils ne peuvent plus respirer, ils tombent. C’est embêtant pour ceux qui rampent, ils doivent faire doublement attention pour éviter les gouttes d'eau et les cadavres.
Dans la famille on ne courbe pas l’échine sous la pluie. On l’accueille froidement, le visage dur. Elle frappe, elle cogne mais elle finit par rompre. Elle glisse selon les angles. Tout au plus fermons nous légèrement les yeux. On manque d’humour dans la famille.
Je descends les marches du métro. Le parquet de l’escalier craque un peu. Il gémit sous le poids de tout ce quotidien qui l’écrase jour après jour. Il se plaindrait bien mais personne ne l’écoute. Je passe le voile de velours pourpre qui marque la limite de la zone payante. Un employé me poinçonne le doigt. J’ai le droit à cinq trajets environ avant qu’on me change de main. Le métro est arrêté. Une voix bovine annonce une interruption de service pour cause d’averse sur les voies. Le chauffeur prend la parole pour démentir : c’est juste une nuée de grenouilles qui a embouti une voiture. Le temps d’évacuer les cadavres et le trafic reprendra. Effectivement, le métro redémarre alors que la voix continue d’inviter les voyageurs à regarder passer les trains.
En face de moi il y a un visage. Il y a un corps aussi juste en dessous, mais c’est le visage qui est important. C’est un visage qu’on n’oublie pas. La jonction parfaite entre l’adulte et l’enfant. Ça me fait penser à ce vieux professeur qui affirmait que le chaînon manquant entre l’homme et le singe, c’est nous. Le visage est tendu. Plus bas, le corps porte un costume gris. Bien proportionné. Un physique de sportif. Ce que ne dément pas le menton carré du visage. Tout indique le jeune adulte. Et puis non, il y a ces pommettes. Ce sont celles d’un enfant de dix ans. Et puis surtout il y a ces yeux. Bleus-gris. Un regard inquiet. Perdu. La panique du gamin qui cherche sa mère dans les allées du supermarché. Le corps est calme, droit. Le visage aussi. Mais les yeux démentent l’un et l’autre. L’enfant qui se cache derrière le physique de quaterback rêve des jupes de sa mère. Les mains se cramponnent à ce jupon imaginaire.
Le train sort de dessous terre. Ça veut dire qu’on entre chez les pauvres. Ceux-là ont le droit au bruit du métro. Les riches ça les embêtait trop. Ça y est c’est la banlieue. Je le repère tout de suite, c’est plein de couples avec des pelles. Ils creusent des trous pour pouvoir s’y enterrer. La femme houspille le mari, l’encourage, le conseille. Plus à droite, plus profond. Mais comment veux-tu qu’on n’ait la place pour mettre le bébé si tu ne creuses pas plus vite ? Lui, répond par des regards d’admiration béate. Et puis il s’exécute. S’enterrer ici et avec elle, c’était son rêve le plus fou, alors il creusera tant qu’elle voudra. Plus loin, les couples de vieux essayent de colmater les brèches provoquées par la pluie. Les cordes pénètrent tout, créent des torrents de boue qu’il faut réguler. La femme houspille son mari, l’encourage, le conseille. Plus à gauche. Moins profond, tu ne vois pas que tu crée un déséquilibre ? Lui, répond par un regard de résignation béate.
On approche des tours. C’est là qu’on fabriquait l’argent avant. Avant que ça ne s’arrête. Il y a du monde qui s’y rend maintenant, on a promis de précipiter les coupables du haut des bâtiments. Comme en 29. Les vieux racontent aux jeunes comment c’était à l’époque. Ils sont contents de pouvoir assister deux fois dans leur vie à des festivités pareilles. Les jeunes aussi sont excités du coup.
En arrivant, c’est la déception : on apprend que le gouverneur a gracié les coupables. Le personnel embauché spécialement pour l’occasion se retrouve dépourvu. C'est dommage, on avait construit tout exprès de beaux tapis roulants sur le toit des tours pour y précipiter les hauts de forme. Ils dépassent de presque un mètre du rebord des toits. Ça devait être le symbole d’une ère nouvelle. Un spectacle qui marquerait les esprits. La déception est palpable. La foule s’emploie à la remuer et à la secouer fortement pour en éclabousser les dirigeants. Et surtout le gouverneur. Eux se cachent derrière leur dignité. Elle n'est plus en très bonne état après avoir couvert tant de scandales, mais pour le moment elle leur épargne le plus gros du mécontentement populaire.
Les ouvriers désœuvrés ont entrepris de précipiter des rouleaux de corde depuis le haut des tours à la place. C’est pour ça qu’il pleut tant. En bas la foule s’est mise à ramper. Certains ont sorti leur sac plastique et commencent à étouffer proprement. Le service de sécurité réuni pour l’occasion entreprend d’évacuer les corps au fur et à mesure, dans une organisation digne des grands évènements.
En grimpant au sommet de la tour je me répète que dans la famille on ne courbe pas l’échine sous la pluie. Je m’agrippe bien à la corde au moment de sauter.
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juste description de ce monde que l'on traverse avec souvent des tonnes de pluie mais on tient alors tout va
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